Un modèle d’intervention auprès des proches d’adeptes le concept de co-adepte

Cultic Studies Review, Vol. 7, No. 1, 2008

Un modèle d’intervention auprès des proches d’adeptes : le concept de co-adepte

Jean-Claude Maes

SOS-Sectes, Belgique


Résumé

L’adepte entre avec la secte dans une relation de dépendance « positive » en ceci qu’il y voit la source de tout bien. A SOS-Sectes, notre hypothèse de travail, souvent vérifiée dans notre pratique clinique, est que certains des proches de cet adepte, que nous nommons « co-adeptes », vont entrer avec la secte dans une relation de dépendance « négative » en ceci qu’ils y voient la source de tout mal. Une autre lecture du concept de « co-adepte », est que les proches sont les premiers dans la famille à être traumatisés par la captation sectaire, et que leur réaction à ce traumatisme peut leur faire développer une forme périphérique de « syndrome de Stockholm ». Quelle que soit la lecture adoptée, le concept de « co-adepte » induit un modèle particulier d’intervention auprès des proches d’adeptes.

Abstract

A disciple enters a cult in a relationship of “positive” dependency in that he sees it as the source of all good. At SOS-Sectes, our working hypothesis, often verified through clinical practice, is that some relatives and friends of the follower, whom we call “co-disciples,” enter into a “negative” dependency relationship with the cult in that they see it as the source of all evil. Another way of understanding the concept of “co-disciple” is that relatives are the first ones to be traumatized by their loved one’s cultic involvement and that their reactions can lead to a secondary form of “Stockholm syndrome.” Regardless of one’s interpretation, the concept of “co-disciple” can lead to a particular intervention strategy with the disciple’s family and friends.

Je n’aurai le temps ni de préciser la composition de mon échantillon de recherche, ni de présenter SOS-Sectes, le « service d’aide aux victimes de comportements sectaires » dans lequel cette recherche a pu être réalisée. Néanmoins, l’une et l’autre présentent toutes les cautions scientifiques qu’on est en droit d’en attendre. Pour plus de précisions, on pourra toujours se référer à notre site : « www.sos-sectes.org ».

Le Concept de Co-Adepte

Le concept de co-adepte part évidemment du concept de co-dépendance, qui pour ce que j’en sais, est un produit de l’étude de l’alcoolisme, qui a par la suite été également appliqué à la toxicomanie. Rien ne nous empêche, a priori, de définir le sectarisme comme dépendance à un produit culturel, là où l’alcoolisme ou la toxicomanie pourraient se définir comme dépendances à des produits chimiques. Notons que la compréhension de l’alcoolisme ou de la toxicomanie, comme celle du sectarisme, nécessitent une double voire une triple lecture, en tant que pathologie individuelle, mais aussi groupale, et enfin sociétale. L’idée directrice, dans les trois cas, est que la lecture causale individuelle échoue à rendre compte de l’entièreté des processus à l’œuvre. En très court car ce n’est pas l’objet de cet exposé, je relèverai trois axes d’analyse : le produit consommé, le contexte dans lequel s’est développé cette consommation, et le complice grâce auquel cette consommation perdure.

En ce qui concerne la notion de dépendance à un produit culturel, j’aimerais insister sur le fait que le phénomène sectaire n’est en tout cas pas un phénomène religieux, et qu’il serait oiseux de répertorier les croyances bizarres de tel ou tel groupe. Comme pour l’alcoolisme et la toxicomanie, ce qui importe, ce n’est pas la nature du produit, mais la nature de la relation au produit.

En ce qui concerne le contexte, il est clair qu’il y a des milieux qui favorisent l’alcoolisme, et que la toxicomanie va de pair avec une certaine marginalisation. Comme il est clair que certains milieux tels que le Nouvel Age ou le Renouveau Charismatique, sans être sectaires en eux-mêmes, servent d’antichambres à un certain nombre de sectes. Dans les trois cas évoqués, beaucoup de chercheurs se sont interrogés sur la causalité familiale. Ce qui m’a le plus frappé dans les résultats de notre recherche sur le profil familial d’adeptes de sectes[2], c’est la majorité, dans notre échantillon, de familles de type démocratique, là où nous nous serions attendu à des familles plus totalitaires : il semble que le modèle démocratique soit difficile à gérer, et que s’il est vécu positivement par les familles qui l’adoptent, il n’en pose pas moins aux sectateurs potentiels un certain nombre de problèmes que le totalitarisme sectaire se proposera de solutionner.

Enfin, le co-alcoolique est généralement présenté par la littérature comme le complice de l’alcoolique. Quoique largement étayée par l’observation, cette hypothèse est choquante, dans la mesure où elle fait abstraction de la souffrance du co-alcoolique : à moins de le considérer comme un masochiste, on ne voit pas pourquoi il se rendrait complice de la consommation d’alcool d’un proche qui se transforme, sous l’effet dudit alcool, en un véritable Mister Hyde. Il s’agit donc d’une complicité paradoxale, qui n’atteint pas ses objectifs, et n’arrive pas à identifier son erreur. Un des objectifs d’une intervention auprès des proches d’adeptes sera de les aider à identifier cette erreur.

Comme première définition de ce que j’appelle le co-sectarisme, je dirai que si les adeptes sont dans une dépendance positive à la secte, c’est-à-dire ont toutes leurs pensées occupées par une secte qu’ils jugent être l’incarnation du bien, les co-adeptes, quant à eux, sont dans une dépendance négative à la secte, c’est-à-dire ont toutes leurs pensées occupées par une secte qu’ils jugent être l’incarnation du mal.

Le Co-Sectarisme du Conjoint

Très concrètement, la secte se mêle de la vie du couple, essaie de régler les problèmes, sans paraître se rendre compte qu’une partie des problèmes sont provoqués par elle-même. Le conjoint se retrouve dans la situation de celui qui doit subir les intrusions continuelles d’une belle-mère pas forcément hostile, mais néanmoins destructrice dans la mesure où elle entend refaire sa vie par procuration, sans se rendre compte que ce qui est vrai pour elle, ne l’est pas forcément pour le couple.

La secte entend le plus souvent embrigader le conjoint, sans se rendre compte que son fonctionnement décourage ledit conjoint de désirer une quelconque appartenance à ce groupe dont il se sent, d’ailleurs, exclu. L’adepte ne comprend pas ce sentiment d’exclusion, et de fait, il est paradoxal, si on considère la volonté d’incorporation démontrée par l’ensemble des autres adeptes.

Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est qu’un désaccord très profond s’est introduit dans le couple, qui peut porter sur les croyances, mais qui, plus fondamentalement, porte sur le mode de fonctionnement du couple : l’adepte a adopté un fonctionnement par « inclusion », par lequel on ne peut être qu’un « même » ou un « étranger », alors que le conjoint a gardé l’ancien fonctionnement, par appartenance, reposant sur la filiation pour la famille, sur le contrat pour le couple : on peut être « différent » sans devenir « étranger ».

L’incompréhension de l’adepte, ainsi que sa loyauté indéfectible vis-à-vis du point de vue sectaire, font que le conjoint est objectivement « trahi ». Il se pourra même qu’il se sente « trompé », qu’il vive une espèce d’adultère d’autant plus difficile à dénoncer qu’il n’est pas sexuel, mais moral. Il y a pourtant là un authentique « coup de canif dans le contrat », qui s’avère très rapidement un coup de machette, un véritable schisme. Le tragique de la situation est que l’adepte, souvent, fera beaucoup d’efforts pour sauver son couple, sans se rendre compte que la direction suivie par ces efforts, indiquée par la secte, loin de pouvoir sauver le couple, en prépare la faillite.

Souvent, le conjoint fait également beaucoup d’efforts : et surtout, il essaie de comprendre le point de vue de l’adepte. Moins sensible à la suggestion, il arrive qu’il adhère aux croyances du groupe sans en avoir éprouvé la « séduction », ni en avoir vécu la « lune de miel », seulement pour ne pas se sentir abandonné. Au début, son adhésion est de surface, mais à terme, à force de subir le « harcèlement moral » propre aux sectes, il développe un véritable « syndrome de Stockholm ». Je n’ai pas le temps de développer ce concept, mais on sait qu’il rend compte du constat qu’une victime peut tomber amoureuse de son bourreau.

Plus souvent, le conjoint essaie de convaincre l’adepte de l’inanité de ses croyances. Se heurtant à un mur, il arrive qu’il tape sur ce mur (moralement et/ ou physiquement), qu’il essaie, en désespoir de cause, de le casser. En miroir de la violence insidieuse de la secte, le conjoint développe dans ce cas une violence plus objectivable, et se met donc dans son tort. Néanmoins et dans tous les cas, le plus souvent, c’est le conjoint qui s’en va, de toute façon à ses torts, puisque la secte a généralement un bon avocat à proposer à l’adepte.

Au même titre que le co-alcoolique présente une certaine « tolérance » vis-à-vis de la consommation d’alcool, le co-adepte présente une certaine répugnance à utiliser des outils légaux contre l’adepte. Il préférerait attaquer le gourou et le groupe, et s’indigne qu’il n’y ait pas de loi anti-sectes. Parallèlement, il surestime nettement certains dangers, en même temps qu’il en sous-estime d’autres. En miroir de la « paranoïa » du groupe sectaire qui s’estime persécuté, le co-adepte développe sa propre « paranoïa », qui interprète l’apparente passivité, face aux sectes, du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, comme une preuve de la puissance des sectes.

Le Co-Sectarisme des Parents

La famille est généralement partagée entre plusieurs attitudes : a) banaliser les faits, b) dramatiser les faits, et c) prendre le parti de l’adepte contre la famille.

La banalisation n’est pas forcément une mauvaise attitude, du moins si elle n’est pas synonyme d’indifférence vis-à-vis de l’adepte. Elle n’est pas réaliste, certes, mais elle présente l’avantage de ne pas rentrer dans le jeu de la secte.

La dramatisation engendre des formulations telles que : « On dirait un mort vivant », « Un zombie », « C’est comme si son âme était morte, et qu’on en ait mise une autre à la place », etc. De telles formulations sont précieuses parce qu’elles renseignent le clinicien sur la nature du problème. Il est question ici du mythe du lavage de cerveau, qui considère le cerveau humain plus ou moins comme un disque dur qu’on pourrait formater puis reprogrammer, ce qui est bien évidemment impossible. Ce n’est pas tant que l’adepte aurait changé d’identité, mais son identité se divise. C’est pourquoi, là où Steven Hassan (1995) propose d’identifier dans le comportement de l’adepte un Moi-Moi et un Moi-Secte, ce qui laisserait supposer que le premier est authentique alors que le second est faux, injecté par la secte, je propose d’identifier un Moi-Secte et un Moi-Famille, le Moi-Secte étant constitué d’un patchwork d’idéaux qui font que le futur adepte aura envie de donner sa loyauté, et d’ailleurs, plus généralement, le meilleur de lui-même, au groupe sectaire, le Moi-Famille étant constitué de ce qui reste loyal à la famille d’origine.

Le Moi-Famille n’est donc pas un Moi entier mis entre parenthèses au profit d’un nouveau programme injecté par la secte, mais une espèce de « reste ». Cette notion de reste a une forte résonance pour les psychanalystes, car la façon la plus basique de définir le concept de « castration » au niveau symbolique, c’est l’idée qu’il y a toujours un reste. Or, c’est justement ce reste qu’une secte ne peut tolérer : « Ton ancien moi mérite la mort », énonce l’une d’elles dans un manuel destiné aux nouveaux baptisés. J’aimerais souligner que d’après mon expérience, une majorité de sectes ne s’attaque pas tant à la famille d’origine (réservoir d’adeptes potentiels), qu’au Moi-Famille, non tant d’ailleurs parce qu’il est loyal à la famille d’origine que parce qu’il constitue ce fameux « reste », et au fond, un « noyau de résistance » au conditionnement.

Ce que la famille a parfois du mal à comprendre, c’est qu’en attaquant la secte, elle attaque le Moi-Secte, ce qui contribue à le développer. Pourquoi ? Parce que ce Moi présente la particularité de se construire en opposition avec le Moi-Famille, au même titre que la secte elle-même se construit en opposition avec le reste du monde. Par ailleurs, en attaquant le Moi-Secte, elle attaque également le Moi-Famille (les deux Moi ne sont dissociés qu’en apparence), et elle participe ainsi à sa mise à mort par la secte. Cela semble sans issue : on ne peut attaquer sur aucun front, mais on ne peut pas davantage rester indifférent.

Michel Monroy, qu’on connaît surtout pour ses ouvrages sur le phénomène sectaire, défend en d’autres contextes l’idée que le problème du harcèlement moral, ce n’est pas le conflit, mais l’absence de conflit. Qu'il n’y ait pas de conflit, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de violence, car cette dernière se développe dans une relation fondamentalement asymétrique, inégalitaire. Dans les sectes, cela prend la forme suivante : le gourou a fondamentalement raison sur tout adepte, qui lui-même a fondamentalement raison sur le monde, puisque celui-ci est l’incarnation du mal. Du côté des co-adeptes et du scénario de dramatisation, cela donne : la famille a fondamentalement raison sur la secte, puisque celle-ci est l’incarnation du mal. Pas de place pour le conflit, ni pour ce que les psychanalystes appellent le « désir », c’est-à-dire une pulsion vers l’autre qui soit soumise à la « castration ».

Après cela, un certain nombre d’associations, et de modes d’emploi édités dans la presse, défendent l’idée qu’il faut donner à l’adepte une bonne image de sa famille, et même une image meilleure que l’image de la secte... Pour moi, cette idée contient au moins quatre contresens : a) cette image est forcément falsifiée, comme est falsifiée celle de la secte, car dans le contexte, une bonne image, c’est une image parfaite, et la perfection n’existe pas ; b) une image parfaite évacue toute dimension de conflit, et initie une autre forme d’asymétrie ; c) c’est un bras de fer avec la secte, que la famille est sûre de perdre, parce que la secte a pour elle un plus grand nombre de bras ; d) c’est utiliser les mêmes méthodes que la secte, une fois de plus en miroir. Mais alors, que faire ?

Nous pensons à SOS-Sectes que ce qui fait sortir un adepte, c’est un événement qui présente tout à la fois une dimension éthique et une dimension émotionnelle. Or, la dimension éthique est justement ce qui peut permettre à une relation d’être symétrique, dans la mesure où elle domine les deux partenaires, les mettant ainsi à égalité. Nous préconisons donc que les familles travaillent à préserver la relation avec l’adepte, mais une relation qui ne soit pas édulcorée, et introduise une dimension éthique, c’est-à-dire un droit à la différence.

À côté des membres de la famille qui prennent parti pour l’adepte contre la famille, en général pour des raisons liées à la dynamique familiale, il y a ceux qui pensent devoir cacher leurs désaccords. Or, comme dit le proverbe : « Qui ne dit mot, consent ». La question devient : « Comment exprimer un désaccord sans rompre le lien ? », voire : « Comment utiliser le désaccord au renforcement du lien ? ». Notons au passage que c’est une question assez universelle, et à laquelle il vaut mieux ne pas répondre, en tout cas pas trop vite : il faut la laisser en travail. Elle n’est pas sans rapport avec la question de l’appartenance : la différence ne doit pas entraîner l’exclusion.

Autres Formes de Co-Sectarisme

Il y a d’autres formes de co-sectarisme, que je n’aurai pas le temps de développer ici, mais que je vais quand même évoquer.

Il y a, d’abord, le co-sectarisme des ex-adeptes. Dont je dirai deux choses. Premièrement, qu’ils vivent une exclusion, même quand ils sont partis de leur propre chef. Et que pour l’adepte au même titre que pour l’amoureux, être rejeté ravive le désir. Deuxièmement, que la dépendance, comme on l’observe également pour l’alcoolisme ou la toxicomanie, se prolonge bien au-delà de l’abstinence. On pourrait résumer la situation de l’ex-adepte en posant qu’il a appris à voir le monde d’une certaine façon, avec une certaine grille, et que cette modification a quelque chose de définitif, ou en tout cas de difficile à démonter.

Il y a, ensuite, le co-sectarisme des « sectes anti-sectes ». Par exemple, quand les conjoints, les parents et/ ou les ex-adeptes décident d’investir leur souffrance dans la militance anti-sectes. Je ne vais pas discuter ici de la pertinence d’une telle militance, dont on peut quand même constater qu’elle a eu des effets politiques et sociaux positifs. Néanmoins, les effets psychologiques individuels et/ ou familiaux le sont rarement. Le problème – que je n’aurai une fois de plus pas le temps de développer – est que la position « anti- » n’est pas étrangère à la position sectaire.

Ce point de vue m’a d’ailleurs amené à pointer un co-sectarisme des « anti-cléricaux », fréquent chez certains sociologues des religions. Ceux-ci ne sont pas co-adeptes au sens premier du terme, par contre ils se rendent souvent, par leur attitude, complices des sectes, ce qui peut sembler, a priori, un peu paradoxal, pour celui qui considèrerait les sectaires comme des hyper-cléricaux. Mais justement, le sectarisme, pour le dire une fois de plus, n’est pas un phénomène religieux.

Il y a, encore, le co-sectarisme des intervenants professionnels. C’est un sujet délicat, souvent très mal pris par les personnes visées quand on s’aventure à leur en parler. Il part d’un constat sur le terrain, que divers intervenants, et en particulier ceux qui travaillent pour ou avec la justice, développent, face à certaines situations, une cécité sélective, à savoir quand un des paramètres est l’emprise sectaire. Je pense en particulier à une série de situations liées au divorce, au droit de garde, au droit de visite et à la pension alimentaire. Dans ces situations, nous observons régulièrement des assistantes sociales qui minimisent des situations de négligence, voire de maltraitance d’enfant ; des avocats qui préfèrent attaquer l’adepte sur le fait qu’il est dans une secte, alors que ce n’est pas un délit, que l’attaquer sur des délits réels, quand il y en a (mais il y en a souvent) ; des juges qui minimisent ces délits, parce qu’ils ont peur, s’ils se prononcent en faveur du non adepte, d’être accusé de ségrégation religieuse ; etc. D’autres professionnels dans des domaines mettant eux aussi en jeu la problématique de l’emprise, par exemple la maltraitance ou l’abus sexuel (Perrone et Nannini, 1995), font le même constat, et l’hypothèse d’une emprise indirecte, dont le maître mot serait sans doute la confusion plutôt que l’influence comme c’est le cas pour les victimes directes.

Après cela, et à partir du constat que le sectarisme a pris, dans le courant des années septante, des allures de phénomène de société, on pourrait se demander de quelle maladie souffre ladite société, dont les sectes seraient le symptôme. Je n’explorerai pas cette piste aujourd’hui, mais renverrai aux travaux d’Anne Fournier et de Catherine Picard (2002), ou encore à ceux de Jacques Michel (1999, etc.). Je n’en dirai qu’une chose, qui me permettra de revenir à ma préoccupation première, qui est de terrain : je constate, aussi bien à travers les témoignages recueillis à SOS-Sectes, qu’à travers la jurisprudence belge, que les sectes se servent des Droits de l’homme pour contourner des jugements nationaux pourtant solidement étayés par des lois qui qualifient les délits jugés, et des enquêtes policières qui en font la preuve. Certaines ont même le culot de se faire les champions des Droits de l’homme, en organisant des marches, en créant des associations, etc.

Conclusion

Je me propose de conclure mon exposé avec la notion de responsabilité. Ceux qui m’ont déjà entendu savent que c’est un de mes dadas. Dans le cadre d’une de nos recherches (Maes et coll., 2001, pp. 33-45), nous avions posé l’hypothèse que les adeptes étaient dans un même mouvement fortement culpabilisés, et fortement déresponsabilisés. Une majorité de notre échantillon d’ex-adeptes n’était pas du tout de cet avis, estimant avoir été, de fait, fortement culpabilisés, mais plus fortement encore responsabilisés par le groupe. Il nous a fallu un certain temps pour prendre la mesure réelle de ce résultat, et abandonner notre hypothèse. Pourtant, l’examen réellement objectif de l’entrée en secte de nos patients débouche sur la même conclusion : a) dans la plupart des sectes, ce qui est promis au futur adepte dans la phase de séduction, ce n’est pas une prise en charge, mais des outils qui vont lui permettre d’être plus responsable tant vis-à-vis de sa propre vie que vis-à-vis du monde qui l’entoure ; b) dans toutes les sectes, l’adepte n’est pas supposé être à charge du groupe. Nous avons d’ailleurs vu que si ça devenait le cas, il serait impitoyablement exclu. En fait, à bien des égards, c’est le gourou qui est à charge des adeptes. Ce que le gourou prend à la place de l’adepte, ce ne sont pas des responsabilités, mais des décisions, les conséquences de ces décisions étant assumées par le seul adepte, quitte, si ça tourne mal, à l’accuser de les avoir mal comprises ou mal appliquées.

Telle idéologie de la responsabilité devrait rendre impossible l’apparition d’un quelconque bouc émissaire. C’est d’ailleurs une des prétentions qu’on peut repérer dans le discours des sectes. Évidemment, la réalité est tout autre. Premièrement, le monde extérieur au groupe sectaire n’est pas seulement différent donc exclu, il est aussi responsable. Non seulement il est responsable de ses propres malheurs, qui ne se seraient jamais produits s’il avait fonctionné comme le gourou préconise qu’on fonctionne, mais il est en outre responsable des malheurs du gourou et du groupe. Deuxièmement, de même que l’ancien Moi doit mourir, les adeptes soupçonnés d’intersection avec le « monde » sont invariablement et indéniablement pris comme boucs émissaires : ce sont « les plus à l’extérieur de ceux qui sont à l’intérieur ». Bien des théoriciens ont décrit la désignation d’un bouc émissaire comme un phénomène de mise à mort groupale. Cette mise à mort est d’autant plus violente dans les sectes qu’elle n’est pas reconnue comme ce qu’elle est : à l’adepte qui se plaindrait de ségrégation, on répondra qu’il est fou. Troisièmement, les co-adeptes, eux, sont « les plus à l’intérieur de ceux qui sont à l’extérieur ». En effet, que ce soient les conjoints et les parents, qui ont été approchés par la secte, ou les ex-adeptes, tous ont été « éclairés par la vérité » dont se réclament les adeptes. Ils n’ont donc pas les mêmes excuses que les autres de vivre « dans l’erreur ».

Au fil des découvertes, nous restons persuadés de deux choses. Et premièrement, que la culpabilisation entraîne une déresponsabilisation : en effet, celui qui est coupable ne peut rien réparer, il ne peut qu’expier, dans l’espoir qu’un grand Autre le pardonne. Ce qui a changé dans notre compréhension de cet axiome, c’est qu’avant nous pointions prioritairement la culpabilisation de l’adepte par la secte, alors qu’aujourd’hui, nous invitons le co-adepte à réfléchir à son rôle dans le processus. Pour l’expliquer en deux mots, l’adepte, qu’il le veuille ou non, a des responsabilités vis-à-vis du co-adepte. Si le co-adepte, quand l’adepte n’assume pas ces responsabilités, adopte le chemin de la culpabilisation, sa plainte sera vécue comme une pression, un chantage, alors que s’il adopte le chemin de la responsabilisation, il peut espérer susciter dans le chef de l’adepte quelque chose comme un dilemme, un conflit. Deuxièmement, nous sommes persuadés que la déculpabilisation est une étape inévitable sur le chemin de la responsabilisation. Il nous faut donc penser les événements qui nous sont racontés non en termes de causes, mais en termes de processus. En effet, trouver la cause des événements dans le comportement de telle ou telle personne, c’est en faire un bouc émissaire, même si on n’en a pas l’intention. Alors que comprendre ce comportement comme une pièce parmi d’autres d’un processus d’ensemble, c’est donner à chacun les moyens d’influer sur le processus, donc de prendre une responsabilité.

Je n’ai pas le temps de développer plus avant un modèle d’intervention auprès des victimes de sectes, mais vous aurez compris que ce modèle est étroitement lié au concept de co-adepte. À dire vrai, je préconise une thérapie (brève ou longue suivant les cas) avec toute la famille moins l’adepte, et dont l’enjeu serait la responsabilisation de tous les membres de la famille, adepte y compris. Je vous remercie pour votre attention.

Références

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Roussillon, R. (1991), Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, PUF, Paris.

Au sujet de l’auteur

Jean-Claude Maes est psychologue, psychothérapeute familial systémique, et président fondateur de SOS-Sectes, Belgique (sos-sectes.org; sos-sectes@skynet.be) un « service d’aide aux victimes de comportements sectaires » subsidié par le Ministère de la Santé de Bruxelles (Service Santé de la Commission Communautaire Française). Ses publications: "Les couples sectaires", in Thérapie familiale n°18, "Dépendance et co-dépendance à une secte", in Thérapie familiale n°20, "Santé mentale et phénomène sectaire", in Cahiers de la Santé n°16, etc. (pour d'autres références, voir sos-sectes.org).

Cultic Studies Review, Vol. 7, No. 1, 2008, Page

[1] Psychothérapeute au Centre de Consultations et de Planning Familial Marconi, B-1190 Bruxelles.

[2] Voir Maes et coll. (2001), « Santé mentale et phénomène sectaire », pp. 33-45.